L'Anthropocène ou l'âge de l'addiction cognitive
Abstract
Il y a, au cœur de ce livre, une thèse anthropologique et une thèse historique. La thèse anthropologique est la suivante : l’homme est cet animal singulier qui, au cours de sa très longue phylogénèse, a trouvé le moyen de déconnecter le plaisir cognitif de sa fonction organique (favoriser les interactions avec l’environnement) et a ainsi découvert en lui une source extraordinaire et inépuisable de jouissances, détachées de toutes les contraintes vitales. Ce qui était seulement un instrument au service de la vie est devenu un but, qui a délié l’homme du réseau serré de déterminations qui enserraient le cours de son existence animale.
La thèse historique en découle directement. Depuis que, à l’aube de sa préhistoire, l’homme a découvert sa capacité à éprouver le plaisir pour lui-même, le devenir des sociétés humaines n’a jamais obéi qu’à une seule logique : à l’intensification de ce plaisir. Le processus de très longue durée qui est alors enclenché correspond exactement à ce qui est désormais nommé l’anthropocène. Les grandes inventions de la culture (les religions, les philosophies, les arts, les jeux, les sports, les loisirs, et jusqu’aux modes d’organisation politiques ou économiques) n’ont jamais poursuivi que l’approfondissement du plaisir cognitif – un approfondissement, long, immense, mais absolument pas raisonné. Car si les sociétés humaines, comme j’essaierai de le montrer, ont toujours avancé dans une même direction, elles le faisaient à leur insu : non pas en visant ce progrès de la civilisation qu’idéalisaient les philosophes des Lumières, mais, entraînées par la poussée invisible de la libido cogitandi qui les conduisaient, individuellement et collectivement, à maximiser leur plaisir, quelque forme qu’il adopte (elles sont infiniment variées). Si bien que leur course fut toujours une course folle, par l’ignorance de la force qui l’impulsait.