Ces propos sont tenus par le Cavaleiro de Oliveira, intellectuel qui, dans la pièce O Judeu (Le Juif) de Bernardo Santareno2, a dû fuir le Portugal du XVIIIe siècle écrasé par la sainte Inquisition qui, en 1739, condamne un auteur de théâtre (António José da Silva, dit « le Juif ») à être brûlé en place publique. Écrite en 1966, la pièce ne sera créée que 20 ans plus tard, après la mort de l’auteur et après la Révolution des œillets qui avait mis fin à 48 ans de dictature. Le texte, par sa structure et ses procédés d’écriture, cite le théâtre épique de Brecht et situe son action dans le passé inquisitorial pour critiquer le présent dictatorial de l’État Nouveau de Salazar. Définir le pays comme « la forteresse de la Peur » (en majuscule dans le texte, comme pour identifier de façon absolue le Portugal avec La Peur) par opposition à l’Europe civilisée, évoque bien entendu l’État Nouveau, nom donné par le dictateur portugais à un pouvoir répressif qui maintient toute une population dans l’isolement et l’ignorance. Le personnage du XVIIIe siècle fait écho au système de surveillance salazarien, tout autant appuyé sur la police politique que sur les délateurs anonymes (« les espions et les policiers lui servent d’appui et de garde »), véritable toile d’araignée destinée à paralyser les corps et les esprits. Il s’agit bien d’inspirer globalement une crainte intériorisée qui mènera les individus à une forme d’autocensure, d’autocontrôle comportemental modelé par l’idéologie inculquée par l’État Nouveau.
Particulièrement surveillée, la scène portugaise a utilisé chaque brèche, chaque interstice de lumière pour inventer de nouveaux horizons. Les festivals de théâtre internationaux étaient de véritables « sorties de secours » dans un univers clos. Ils permettaient au théâtre portugais de se montrer sans le regard du censeur ; les compagnies se ressourçaient à l’étranger. Au contact des productions étrangères, elles étaient comme revigorées et actualisaient leur esthétique. Ce dialogue avec les scènes internationales était aussi le constat des effets néfastes de la dictature sur les spectacles portugais : anachronisme et décalage provoquaient des hiatus et ce qui était novateur au Portugal était ailleurs déjà dépassé. La France (considérée comme le pays de l’idéal démocratique) et sa capitale (ville lumière au sens propre et figuré pour une Lisbonne sous le boisseau) étaient des destinations particulièrement prisées ; les compagnies qui parvenaient à s’extraire épisodiquement de l’univers clos salazarien revenaient enrichies de l’aura de la culture française, modèle mythique et sempiternelle référence pour les artistes et les intellectuels portugais d’avant la Révolution des œillets. Nous évoquerons certaines de ces évasions vers Paris, temporaires, individuelles ou en groupe. Elles seront le reflet tant d’une forme de contestation de la situation subie au Portugal que d’une légitimation des compagnies lors de leur retour, auréolées de leur immersion française.
Des pièces maudites
En effet, le répertoire national était sous une surveillance particulière de la censure salazariste. « Il ne peut y avoir de théâtre portugais (ou alors seulement littérairement, et avec les difficultés évoquées) à partir du moment où les originaux portugais sont une exception sur nos scènes3 » disait José Régio4 pour constater avec amertume qu’une seule de ses pièces n’avait été mise en scène par une troupe professionnelle au Portugal (Benilde ou a Virgem Mãe, créée au Teatro Nacional Dona Maria II en 1947), tout en précisant : « […] le dramaturge n’écrit pas seulement un texte comme il voit, il entend, il rêve un certain spectacle au travers duquel ce texte devienne théâtre accompli5 ». Ainsi, sa pièce Jacob e o Anjo, d’abord prévue sur la scène du Teatro Nacional et dont il dit avoir « rêvé6 » la représentation dès 1944 et qui ne verra le jour qu’en 1952 à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, puis à Lisbonne par le Teatro Popular en 1968. La pièce est un mystère en trois actes qui n’est pas sans évoquer François Mauriac ou Paul Claudel et possède une grande résonnance biblique. Dans la correspondance à son père ou à Amélia Rey Colaço7, l’auteur évoque ses doutes et ses espoirs au sujet de cette présentation parisienne de la pièce à laquelle la presse française a fait référence : « Jacob e o Anjo est une pièce complexe et la critique parisienne, qui d’ailleurs lui a rendu hommage, n’a pas compris ce texte et son sens profond8 ».
Lorsqu’il aborde la destinée de Le Lendemain, drame en un acte qui a été créé lui aussi dans un théâtre parisien peu après Jacob e o Anjo, Luiz Francisco Rebello9 qualifie ces œuvres de pièces « maudites » à l’intérieur des frontières portugaises et il cite l’étonnement de la presse française quant à leur interdiction au Portugal. Il évoque l’existence accidentée de O Dia Seguinte qu’il a écrite en 1949 et qui devait être mise en scène par le Théâtre National en avril 195210. Mais cette création sera ajournée par le commissaire du gouvernent qui faisait office de censeur au Théâtre National. Sans doute n’a-t-il pu accepter l’évocation de la mort (suicide et avortement) très présente dans la pièce, alors même que ces sujets étaient interdits au Portugal. Les personnages font d’ailleurs référence à cette interdiction qui pousse la presse à maquiller les informations sur le suicide :
Elle, s’exaltant à mesure qu’elle parle : Chaque jour on lit dans les journaux… de ces histoires auxquelles personne ne fait attention, sur lesquelles personne ne s’attarde : un manœuvre est tombé d’un échafaudage, du haut d’un sixième étage. Une machine a broyé la main d’une ouvrière… Un homme a par mégarde avalé du poison… (Sur un ton ironique) Par mégarde !... Le robinet du gaz est resté ouvert toute la nuit…11
La pièce poursuivra donc son périple à l’étranger, traduite par Claude-Henri Frèches et publiée dans la Revue théâtrale en 1952. Elle sera créée au Théâtre de la Huchette le 12 janvier 1953. Le dramaturge narre comment un groupe d’amis (artistes, intellectuels) s’est réuni dans la salle minuscule du théâtre parisien pour voir le spectacle. Pour devenir spectateurs de la pièce « maudite », ils devaient eux aussi être déplacés, un public au voyage obligé12.
L’évasion physique pour seule issue
Bouger physiquement, sortir du lot, se faire remarquer, ne pas correspondre au modèle blafard imposé par la devise de l’État Nouveau (« Dieu, Patrie, famille »), vouloir changer son lieu de vie, changer de milieu étaient contrevenir à l’ordre établi. Tout mouvement était suspect, toute prétention à une opinion personnelle différente de celle de l’autorité dûment hiérarchisée, du professeur à l’école, du prêtre à l’église, du père de famille, du chef de l’État et de celle de Dieu était passible de sanctions. Dans cette construction aux avis univoques, l’individu disparaît au profit de la Nation unie (União Nacional, nom du parti unique) et de l’État Nouveau corporatiste et ne doit pas sortir du rang et surtout pas de la condition dont il a hérité à la naissance. La censure et la police politique veillaient au respect des règles imposées et à l’accomplissement de la mise en scène où la population ne devait jouer que le rôle que l’État Nouveau lui avait décerné et pour lequel, dès le plus jeune âge, elle était conditionnée par un système de suggestion et de surveillance très abouti.
Le départ fut une stratégie comportementale massive particulièrement visible durant les années soixante non seulement pour les intellectuels portugais, mais aussi pour de jeunes réfractaires fuyant la guerre coloniale, et plus massivement pour des hommes qui s’expatrient pour une vie plus digne. Ces flots d’êtres ont bien souvent traversé les frontières à pied, dans un exode désespéré les ayant menés jusqu’en France pour la plupart. Nous venons d’évoquer cette évasion physique comme forme de survie pour des dramaturges dont les pièces interdites à Lisbonne furent créées à Paris en version française. Elles sont peuplées de personnages dont on a réduit l’espace et la vie ; ils tentent désespérément d’élargir leur horizon qui n’est pas en conformité avec celui imposé par le pouvoir. Ce sont des êtres angoissés, tentés par le suicide ou poussés à la mort par le pouvoir et dont le supplice est mis en scène. La dépression des personnages se confond avec celle de leurs créateurs, contrariés et empêchés de présenter leurs pièces au public auquel elles étaient destinées. L’exil lui-même ne comble pas leur manque d’air et leur sensation d’asphyxie.
Le théâtre qui ne sera pas au diapason avec les codes établis sera classé dans le genre littérature dramatique et ne deviendra jamais spectacle. Ce qui porte Luiz Francisco Rebello à évoquer, lors du Congrès républicain d’Aveiro en 1969, « un théâtre qui, pour des raisons diverses et évidentes, n’existe pas parmi nous13 ». Il remarque que le Portugal est une contrée où le pourcentage des pièces nationales montées chaque saison est l’un des plus bas du monde. Or, les textes doivent traduire la réalité nationale et témoigner des rêves et des défaites, des frustrations et des espérances de leur temps, « sinon comment pourront-ils établir le dialogue entre l’homme de la salle et celui de la scène, sans lequel le théâtre n’accomplit pas sa mission ?14 ».
Le Teatro Moderno de Lisboa, « un théâtre pour l’homme d’aujourd’hui »
C’est pour remédier à cette carence qu’un groupe d’acteurs (Fernando Gusmão, Carmen Dolores, Armando Cortez, Rogério Paulo et Armando Caldas) fonde la société Théâtre Moderne de Lisbonne. Ces acteurs en donnent les motivations humaines et esthétiques en précisant « Le nom du Théâtre Moderne de Lisbonne correspond à un programme » et que, « théâtre moderne signifie ici un théâtre actuel, vivant, avec des textes pas nécessairement contemporains, mais toujours intéressants pour l’homme d’aujourd’hui et réalisé selon une esthétique actualisée15 ». D’emblée, c’est le répertoire qui est au centre de la réflexion, mais les quatre années d’existence de la compagnie (1961-1965) ne furent rien d’autre qu’une bataille perpétuelle avec les services de censure qui interdisaient beaucoup de leurs premiers choix de pièces16 qu’ils voulaient en phase avec le public. Lancer leur première saison (1-10-1961 à 31-05-1962) avec une pièce espagnole (L’encrier de Carlos Muñiz ; O Tinteiro, 1961) est une façon de détourner le regard du censeur particulièrement vigilant pour les pièces portugaises. Aujourd’hui qualifié comme relevant d’un « monde bureaucratique kafkaïen […] et d’un néo-réalisme traversé d’expressionnisme17 », le texte était vu à l’époque à Lisbonne comme « une pièce qui nous fait penser à l’absurde de notre existence quotidienne18 ». Comment, en effet, ne pas reconnaître en Crock, petit employé de bureau sans cesse surveillé par un directeur s’appuyant sur une vigilance à plusieurs niveaux (du chef du personnel aux collègues de travail), les Portugais de l’État Nouveau de Salazar. C’est un triste héros souffreteux qui a du mal à respirer au sens propre et figuré et auquel on interdit de rire ou d’avoir des fleurs sur son bureau ou même d’aimer le printemps. Il se débat cependant et son refus de soumission transforme son suicide final en un acte de rébellion extrême, alors que parler du suicide était interdit dans le Portugal de Salazar.
Après son passage par le crayon bleu du censeur, le texte subit peu de coupes, visibles sur 15 pages. Remarquons que les censeurs ont fait le lien entre « le directeur » qu’on pourrait identifier avec le chef de l’État Nouveau : « Ordres de M. le directeur » (p. 6) ; « a décrété le directeur » (p. 8) ; « Que le printemps chante, que les fleurs aient du parfum ; le directeur a tout, tout interdit » (p. 8) ; « M. le directeur a interdit » (p. 16) ; « Il faut du respect ; il faut obéir ; il faut se taire il faut sourire » (p. 79)19. La page 20 est plus caviardée ; le dialogue entre Crock et Livi, le collègue qui surveille, met trop en évidence les envies de révolte du protagoniste qui se rebiffe contre le modus vivendi salazarien :
Livi : De toi il sait seulement que tu es un rebelle et les types rebelles le gênent. / Crock : Sainte vierge ! Un rebelle ! Je suis un rebelle ? / Livi : oui / Crock : Pourquoi ? Parce que je ne me promène pas avec vous ? Que je ne parle pas du foot ou des femmes ? Parce que je meurs de faim pendant que vous vivez comme des princes ?/ Livi : C’est bien pour ça. C’est de la rébellion / Crock : Avoir faim et réclamer c’est de la rébellion ?/ Livi : Ça l’est / Crock : Alors je dois me taire ?/ Livi : oui tu le dois / Crock : Je ne me tairai pas. Je ne me tairai pas. Je ne me tairai pas.20
Du succès à Lisbonne au périple parisien
La critique portugaise, qui classe la pièce dans la rubrique théâtre d’avant-garde ou de l’absurde, est très élogieuse. Elle vante en particulier les qualités de l’acteur Armando Cortez dont on dit qu’il « a bien compris et a bien senti » Crock et lui « a donné âme et vie21 ». « Lisbonne, grâce au TML, a désormais à son affiche peu variée du point de vue dramatique un magnifique exemplaire de théâtre moderne [...]22 », dit encore la presse. Même les plumes affiliées au régime font l’éloge de la mise en scène de Rogério Paulo : « La mise en scène fut soignée et précise […]. Des décors simples, fonctionnels, intelligemment suggestifs […]23 ». Tous les articles soulignent le mérite de la compagnie qui, sans aucun soutien financier, crée un spectacle que le public a applaudi debout durant 15 minutes : « Ce fut une des plus enthousiastes et émouvantes ovations avec laquelle le public lisboète aura acclamé ces dernières années un spectacle et ses artistes24 ».
Le succès permit au spectacle d’être programmé, à Paris, au Festival du Théâtre des Nations en avril 1962. Le 12 février 1962, Rogério Paulo évoque avant son départ ce qui fut un véritable périple : « Nous serons programmés », dit-il, « dans le cycle recherche » destiné aux jeunes compagnies, soulignant se sentir investi d’une grande responsabilité car le passage du TML par Paris allait influencer l’idée qu’on se faisait du théâtre au Portugal. Il précise les conditions de cette participation : « Nous partons grâce à l’aide du Directeur du Jornal de Letras qui paie toutes les dépenses inhérentes à notre déplacement ». Il précise que « les autorités officielles n’ont émis aucune objection à notre départ et le théâtre portugais sera pour la 2e fois présent dans un festival international25 ». Le metteur en scène fait ici référence à la programmation de la compagnie Rey Colaço Robles Monteiro, concessionnaire du théâtre national portugais. Elle jouera pour la première fois, en 1955, au Festival international d’art dramatique de Paris qui plus tard donnera le jour au théâtre des Nations. Rogério Paulo ainsi que Carmen Dolores étaient distribués (1955) dans la pièce présentée Tá Mar, du Portugais Alfredo Cortez, précédée d’une courte pièce de Gil Vicente. Le jeune acteur d’alors, maintenant metteur en scène, marque d’une pierre blanche son premier voyage parisien. Cette année-là, il fit deux découvertes : Bertolt Brecht avec Le cercle de craie caucasien et le Berliner Ensemble qui faisait alors sensation dans la capitale française. Ce fut, dit-il, « la nuit la plus décisive de ma carrière artistique » et il évoque la révélation d’un « monde sublime dans ses théories révolutionnaires » ainsi que le magnifique et inoubliable spectacle26.
Du ravissement au hiatus
Les critiques parisiennes parues dans Combat en 1955, au sujet de Tá Mar, sont celles de plumes sous le ravissement devant la pièce qui évoque les marins de Nazaré au Portugal et est comparée à un « documentaire », car « la couleur locale y éclate de toutes les façons », et de citer tout ce qui fait « vrai » : « on y voit la femme du pêcheur allumer un vrai feu de sarments qui fait de la vraie fumée, répand dans la salle une vraie odeur de feu et de fumée et laisse de vraies braises se consumer dans l’âtre. C’en est touchant27 ». Et toute cette vérité est encore accrue par le jeu des acteurs qui « ont adopté l’accent chantant du cru que même des gens ne sachant pas le portugais décèlent tout de suite comme une intonation particulière28 ». Le spectacle est évoqué comme « un voyage sans souci où l’on accueille d’un air égal tout ce qui fait exotisme29 » et on s’extasie devant des femmes qui « passent avec des cruches sur la tête. En entendant le cri des mouettes annonçant la tempête, je crus qu’on allait en libérer quelques-unes dans la salle !30 », dit encore Jean-Jacques Gautier. Les journalistes se complaisent dans la description des costumes et des décors comme s’il s’agissait de cartes postales en conformité avec leur imaginaire sur le Portugal.
Les articles de 1962, au sujet de L’Encrier, sont tout autres : « Du point de vue des idées et de l’art scénique, ce spectacle réputé “d’avant-garde” ne présente aucun intérêt et n’avait pas sa place dans une confrontation esthétique internationale : il y a 30 ans au moins qu’en régime libéral on a dépassé ce niveau élémentaire de satire sociale et ce progressisme d’Épinal31 », assène-t-on dans Le Monde. L’article souligne le courage de la troupe sans subsides et fait remarquer la suprématie de l’acteur Armando Cortez sur « la troupe qui a la foi naïve et dévorante des catacombes », comme pour souligner le décalage de la réception du spectacle face à l’engament du TML. La tribune de Genève elle aussi est critique et déclare que la venue de cette troupe était prématurée « si louables que soient les intentions, si sympathique que soit l’effort32 » et Denis Bablet, qui signe l’article, voit L’encrier comme une pièce qui respire la générosité, mais elle ne « dépasse pas le stade du mélodrame socialisant pétri de bonnes intentions, sa valeur critique demeure assez pauvre33 ». La mise en scène de Rogério Paulo n’est pas non plus appréciée car elle « hésite entre satire clownesque et réalisme sans prendre parti34 ».
Le décalage entre la critique parisienne et lisboète du spectacle est criant. Si à Lisbonne ce fut une révélation, à Paris c’est le désenchantement. Présent dans la capitale française un mois avant le festival, Bernardo Santareno écrivait à Amélia Rey Colaço en ces termes : « certainement à cause de la mélopée de la voix, ces gens pensent toujours que je suis russe : et ils sont très tristes quand je leur dis que je suis portugais. Ils ne connaissent rien, mais vraiment rien à notre sujet. […] je sais que le TML vient ici au festival avec L’Encrier : c’est dommage car cette pièce n’aura ici aucun succès. […] En réalité, ici pour des pays comme le nôtre (l’Espagne, le Brésil), ce qui marche c’est la pièce couleur locale, bien mise en scène et bien jouée35 ». L’avis de l’auteur de théâtre s’est vérifié tant pour la pièce de 1962 (L’Encrier) que pour celle de 1955 (Tá Mar), bien qu’il ne cite pas celle-ci directement.
L’inévitable décalage
Notre présentation du contexte portugais de la création de l’Encrier à Lisbonne était nécessaire car elle explique le sens particulier que la pièce avait au Portugal et l’engouement du public portugais à son égard. La pièce ne pouvait avoir la même réception à Paris. De nombreuses études montrent le retard de la scène portugaise dû à la situation dictatoriale : retard esthétique de la scène et du goût du public qui, à l’image de la population, subissait les effets de la censure. On peut parler d’un véritable hiatus dans l’accueil mitigé du TML à Paris. Ce sentiment est accru lorsqu’on lit le compte-rendu de la conférence donnée par Costa Ferreira, un des acteurs de la troupe, et par Rogério Paulo, le metteur en scène, juste avant le spectacle. Le premier fait une présentation de la situation du théâtre au Portugal en des termes incompréhensibles pour les Parisiens en évoquant un « théâtre essentialiste » (C’est la compagnie du Teatro Estúdio du Salitre de 1949) ainsi que des noms d’artistes inconnus des Français et que le rédacteur du compte-rendu transcrit de façon approximative. Le second va aussi loin qu’il le peut : « Nous avons choisi notre liberté, la liberté possible et nous avons formé une troupe […]36 ». La « liberté possible » contient toute la frustration d’artistes dont les propos et les créations sont conditionnés para la censure et par la police politique qui les surveille même hors frontières.
En réalité, l’élément manquant tant dans les critiques françaises du spectacle que dans le discours des acteurs portugais lorsqu’ils présentent leur travail est l’absence de toute référence à la situation politique au Portugal, alors qu’en 1962 commencent les guerres coloniales en Afrique et que de nombreux jeunes déserteurs portugais ainsi que des milliers d’émigrés arrivent en France. Le silence sur ces questions rend opaque le spectacle du TML. Il serait intéressant, par exemple, que le public connaisse les coupes de la censure effectuées sur la pièce. Du côté portugais, le silence est conditionné par la peur de représailles au retour au Portugal (Rogério Paulo qui était proche du PCP a d’ailleurs eu maille à partir avec la Pide37. Il était surveillé et a subi des interrogatoires). Constatant que les Portugais ne disposaient que d’une « réalité rétrécie », José Régio écrivait, en 1949 :
Voilà de bonnes années que la plupart du peuple portugais – ce peuple que nous sommes tous et pas seulement ceux que le pouvoir décrète – vit sous l’engourdissant empire de la peur. […] J’admets qu’il ne s’agit pas entre nous de la peur de terribles tortures, de vengeances, de répressions. Ce n’est pas exactement de la terreur cette peur qui nous paralyse, mais c’est la peur indécise, flottante, hésitante, vague mole, continue… La peur suprêmement démoralisatrice38.
Le théâtre qui ne sera pas en conformité avec les codes établis sera classé dans le genre littérature dramatique et ne deviendra jamais spectacle. Du côté français, on ne peut qu’être étonné de l’absence de tout commentaire clair concernant la situation dictatoriale portugaise dans la presse française, silence encore plus étonnant pour un journal comme Combat qui, en 1955, évoque un Portugal somme toute touristique sans parler de la réalité subie par les Portugais depuis 1926. Les timides « difficultés que connaît la vie théâtrale au Portugal39 » pour caractériser la situation du théâtre lusitanien, dans les articles de 1962, ne suffisent pas.
Le retour vers « l’authentique réalité »
Les mémoires d’acteurs et la presse portugaise n’évoquent pas la déconvenue de la critique parisienne. Rogério Paulo obtiendra une bourse pour l’université du théâtre des Nations ; l’acteur Armando Cortez poursuivra lui aussi sa formation en France et ira jusqu’à l’école de Strasbourg. De retour au Portugal, ils mettront à profit leurs acquis pour contribuer à l’actualisation de la scène portugaise. Le TML représente le grand virage de la vie théâtrale au Portugal et annonce le mouvement du théâtre indépendant rénovateur esthétiquement et politiquement. Le rôle joué par la France pour la démocratisation de la scène portugaise sera plus visible à la fin des années 60 et début des années 70, avec la venue des troupes portugaises au festival de Nancy. Rentrés, les artistes sont toujours légitimés par leurs séjours en France. Les sorties à l’étranger étaient sans aucun doute des moments d’initiation et de formation et, dans le cas du Portugal, d’actualisation indispensable. N’oublions pas l’impact qu’a eu la découverte du Berliner Ensemble et de Brecht sur Rogério Paulo dont le dernier rôle en 1986 fut précisément dans Mère courage et ses enfants, lorsque la pièce fut enfin créée à Lisbonne.
Mais ces retours sont aussi ceux d’artistes dont la conscience s’est aiguisée hors de l’enferment de l’État Nouveau. Si ces évasions sont bénéfiques, comme nous l’avons vu, elles fonctionnent aussi comme une loupe au moment d’être de nouveau confrontés à la dictature et à toutes ses conséquences. Les artistes sont encore plus sensibles aux effets de la censure qui confisque leur liberté de création, les pousse à l’autocensure et à maquiller leur imaginaire ou plus définitivement au silence.
Les propos angoissés de Bernardo Santareno illustrent tragiquement l’enfermement extrême dans lequel l’État Nouveau a maintenu les artistes portugais et l’état de stress auquel les a soumis la censure salazariste :
Je me sens – et c’est là mon authentique réalité : le reste n’est que représentation et de mauvaise qualité ! – intérieurement si défait, que ces choses (l’interdiction de sortir du pays) ne m’atteignent plus… Je me sens au fond d’un puits d’angoisse. Ceci sans aucun effet de style. Mais… de toutes façons, il faut aller de l’avant, vivre et tout faire pour vivre avec joie : c’est un travail intérieur celui de construire sa propre joie, à partir… d’un rien réel. Ce qui nous trouble c’est la première partie du voyage, jusqu’au no man’s land, jusqu’au rien : il y a des illusions, des mirages, des affects… des choses qui dissimulent la solitude réelle et complète. J’y arrive presque. Mais cela fait mal, mal… je suis tout ensanglanté. Mais, bien souvent, je suis abattu et ne sais même plus comment utiliser ma voix, mes mains, mes mots… tout ce qui sert à chacun à communiquer avec autrui. Et je fuis, je me cache…40