Le temps de la fatigue - Université Paris Nanterre Accéder directement au contenu
Ouvrages Année : 2000

Le temps de la fatigue

Résumé

Il est de plus en plus courant aujourd'hui de se plaindre d'une " mauvaise fatigue " dont seraient responsables les conditions de vie modernes. L'ambition de ce livre est d'articuler une approche historique longue qui inscrit cette notion de mauvaise fatigue dans le processus de civilisation défini par Norbert Elias (l'autocontrôle des émotions et les nouvelles régulations s'accompagnent d'une individualisation et d'une autonomie qui rendent plus sensibles les défaillances individuelles) et une analyse de la façon dont différentes formes de fatigue et de mal-être au travail sont mises en forme et gérées dans des contextes sociaux particuliers. Dès le IVe siècle, les écrits théologiques sur l'acédie des moines ébauchent une distinction entre une " bonne " et une " mauvaise " fatigue, évoquent les difficultés du travail intellectuel ou spirituel et associent le contrôle moral et social au discours sur la santé. Ces dimensions se retrouvent par la suite dans les discours sur la mélancolie, les vapeurs, la neurasthénie et sont toujours présentes à propos des entités contemporaines de fatigue : Syndrome de Fatigue Chronique (SFC), burn out, etc. Longtemps, la " mauvaise fatigue " est considérée comme l'apanage exclusif des couches supérieures et des élites intellectuelles. La fatigue du peuple ne devient un sujet de préoccupation que lentement, lorsque les plus riches prennent peu à peu conscience des liens qui unissent leur sort à celui des plus pauvres. La crainte du déclin physique et moral des ouvriers et le manque de fiabilité de la machine humaine, qui se fait de plus en plus sentir alors que l'industrialisation réclame une main d'œuvre plus précise et plus productive, font que la fatigue physique devient un sujet de préoccupation. Il faut toutefois attendre l'action de médecins engagés (Henri Wallon, Louis Le Guillant, etc.), relayée par le mouvement syndical, pour que le droit de souffrir d'une " mauvaise fatigue " soit reconnu aux catégories populaires : la démocratisation de la fatigue est allée de pair avec celle de la société et du savoir médical. Mais cette démocratisation et la domination de plus en plus forte de l'approche biomédicale en médecine conduisent les élites de la profession à faire preuve d'une certaine prudence à l'égard de la fatigue, laissant cet objet aux membres de segments plus marginaux dans la profession : psychiatres non organicistes, généralistes, médecins du travail, psychologues, etc. En fait, la conceptualisation de la notion de " mauvaise fatigue ", ne se développe véritablement qu'en réponse à des besoins sociaux spécifiques : difficultés des moines anachorètes, intégration des courtisans disqualifiés par la centralisation du pouvoir royal, etc. C'est la situation sociale spécifique - qui peut être lue à travers le cadre général du processus de civilisation - qui permet de rendre compte du développement, dans un milieu social donné, de la notion de mauvaise fatigue et non la seule action des professionnels de santé. L'exemple de l'épuisement professionnel des infirmières montre comment le discours sur la fatigue exprime une demande de reconnaissance tout en étant le support d'une stratégie de professionnalisation soutenue par les élites de la profession et un moyen de gérer de façon individuelle un problème collectif. Lorsque qu'elles sont interrogées sur leur fatigue, les infirmières évoquent très souvent leurs relations avec les malades et leur position dans la division professionnelle du travail à l'hôpital. C'est à travers ces deux dimensions que la sensation de fatigue, qu'elle soit physique (le mal au dos, les jambes lourdes) ou psychique prend son sens : la fatigue est plus ou moins implicitement vécue comme une conséquence des difficultés à mettre en oeuvre la compétence professionnelle propre de l'infirmière dans son rapport au malade. La reconnaissance éventuelle de son dévouement et de sa gentillesse, qui sont des qualités profanes plus que professionnelles, ne lui suffit pas pour se distinguer de l'aide-soignante tandis qu'il lui faut aussi affirmer une compétence spécifique et différente par rapport au médecin (travail relationnel, approche globale, etc.). Face à ces difficultés dans les relations avec le malade et la mise en oeuvre du rôle professionnel, l'infirmière cherche à donner un sens au malaise qu'elle ressent. Des entretiens, il ressort que deux grandes interprétations cohabitent : dans la première, l'infirmière ne peut pas remplir pleinement son rôle par manque de moyens et de considération : le manque d'effectifs, le fait que les médecins ou l'administration ne prennent pas assez au sérieux son travail spécifique et une gestion des lits centrée sur la rotation la plus rapide possible dès que le problème médical est traité font que l'infirmière n'a pas le temps de s'investir dans une relation constructive avec le malade. La deuxième interprétation peut être résumée par l'idée que les problèmes de fatigue et de stress résultent d'une insuffisante professionnalisation de l'infirmière. C'est donc en tant que professionnelle que l'infirmière devrait pouvoir gérer ses rapports au malade, en s'appuyant sur des connaissances en " science infirmière ". Selon l'image idéale, elle doit donc pouvoir séparer son moi personnel de son moi professionnel et de cette façon éviter de prendre sur elle la souffrance des malades. Au contraire, l'épanouissement personnel devient un devoir pour pouvoir apporter au malade l'aide dont il a besoin sans que les problèmes personnels ne rejaillissent sur le travail. La politique des institutions (ministère de la Santé, directions hospitalières...), de l'encadrement et parfois des chefs de service, qui font appel à des psychologues pour gérer les problèmes liés à la fatigue et au stress des infirmières (revendications collectives, absentéisme, problèmes de recrutement, difficulté de prise en charge de certains malades, etc.) sans remettre en cause leurs propres objectifs, contribue également à officialiser la deuxième interprétation et peut même devenir un moyen de prévenir les conflits, les infirmières étant partiellement satisfaites de cette reconnaissance de leurs difficultés. Par contre, les acteurs qui se sentaient plus proches de la première interprétation, notamment les syndicats et certains médecins du travail se trouvent marginalisés, d'autant plus facilement que beaucoup d'infirmières expriment à leur égard méfiance et scepticisme. L'étude de l'expression de la fatigue au travail dans différents groupes professionnels (infirmières, mais aussi assistantes sociales, ouvriers d'usine, chauffeurs routiers et conducteurs de bus) a mis en évidence la nécessité d'une rupture progressive avec l'approche psychophysiologique qui fait de la fatigue un phénomène strictement objectif, proportionnel à la charge (physique et mentale) de travail. La première image qui vient à l'esprit pour rendre compte de la fatigue est celle du manque " d'énergie ". Cette métaphore énergétique considère en quelque sorte le " tonus " comme un capital que l'on peut augmenter ou consommer jusqu'à l'épuisement. Mais, l'énergie humaine, quelque soit la forme qui lui est donnée (électrique, chimique, libidinale...), n'a jamais pu être isolée en tant que substance empiriquement observable et il ne peut s'agir au mieux que d'une métaphore pour rendre compte d'une réalité difficile à cerner. La motivation nécessaire à toute action dépend, en dernier ressort, du sens, socialement construit, que l'acteur donne à son investissement dans l'action. Le contexte organisationnel, les moyens mis à disposition des salariés, les attentes parfois contradictoires qui leur sont adressées favorisent plus ou moins la reconnaissance du travail accompli et la construction d'un sens positif au travail. Quand cela n'est pas le cas, un sentiment de mal-être -qui peut s'exprimer à travers les termes de fatigue, de stress ou de déprime- peut être objectivé sous des formes spécifiques à chaque milieu social. La fatigue, en effet, n'est pas seulement une sensation, elle est également l'objet de représentations et de discours, qui contribuent à structurer les formes légitimes et dominantes dans lesquelles elle peut s'exprimer. Ce discours de sens commun est aussi bien souvent un discours idéologique qui traduit tout un jeu d'acteurs et la capacité de chacun de ces acteurs à traduire leurs intérêts pour en faire un point de passage obligé dès lors qu'il s'agit de penser le travail. La constitution des différentes entités pathologiques capables de donner forme à une expression particulière de la fatigue peut ainsi relever d'une analyse stratégique.
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Citer

Marc Loriol. Le temps de la fatigue : La gestion sociale du mal-être au travail. Economica, pp.293, 2000, Sociologiques, Didier Fassin et Pierre Aïach. ⟨halshs-00799924⟩
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