La mobilisation des droits de l'homme pour contrer l'application du droit de la concurrence : le cas des enquêtes
Résumé
Cette contribution a été rédigée dans le cadre d’un appel à projet publié par le Centre de droit européen (CDE) de l’ESSEC. Depuis plusieurs années, le CDE travaille sur le thème de « l’instrumentalisation du droit » : autrement dit, sur la manière dont les acteurs économiques se saisissent du droit afin d’atteindre un objectif politique, économique ou financier plus large. L’article ne constitue pas une reprise d’un élément de ma thèse, mais en complète la réflexion. Il s’agit de savoir, dans un domaine inexploré jusqu’alors dans ma thèse, en quoi le droit de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme modifie la politique de la concurrence en matière d’enquête. Depuis quelques années en effet, le domaine des enquêtes a profondément été bouleversé par le droit de la convention européenne. L’administration est désormais tenue de motiver davantage les ordonnances de visites et de saisies autorisées par le juge. Ce dernier quant à lui est incité à exercer un contrôle plus rigoureux des activités de perquisitions de l’administration afin de rendre effectifs les recours introduits par les entreprises requérantes. Un tournant s’est opéré en droit fiscal avec la jurisprudence Ravon, affectant directement celui du droit de la concurrence dans la mesure où dans les deux matières, le régime des autorisations de visites et saisies obéit au même régime juridique. J’analyse les raisons qui conduisent les entreprises à investir massivement depuis plusieurs années le prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme. Pour ce faire, les requérantes recourent à une double stratégie argumentative. La première, classique, procède par analogie anthropomorphique : les entreprises n’hésitent pas à invoquer devant le juge de Strasbourg un standard de protection de la vie privée applicable à l’origine aux personnes physiques. Ce registre de discours leur permet de se présenter dans les médias ou devant les acteurs politiques, comme la partie la plus faible face à une administration disposant de pouvoirs exorbitants. La stratégie consistant à faire évoluer la jurisprudence vers le rapprochement d’un standard de protection identique à celui des personnes privées est par ailleurs fondée sur l’utilisation d’une analogie discutable. Elle entraîne la Cour à de subtils raisonnements reposant sur une approche pragmatique au cas par cas, laquelle ne permet pas toujours d’avoir une vision claire de la frontière entre la protection de la vie privée des personnes physiques et morales. La seconde stratégie à laquelle les entreprises ont fréquemment recours est celle de la concurrence des standards d’interprétation. Elles préfèrent rationnellement invoquer la jurisprudence de la Cour de Strasbourg au profit de celle du Luxembourg : la première ayant un standard de protection plus élevé que la seconde. Or cette seconde stratégie juridique comporte un effet pervers. Devant la Cour du Luxembourg, les entreprises n’hésitent plus désormais à invoquer la jurisprudence de Strasbourg afin de faire évoluer celle de l’Union européenne. On est par conséquent face à deux institutions qui, parce qu’elles veillent sur la légalité de deux objectifs politiques opposés sur la question des enquêtes — d’une part, la réalisation d’un marché commun et la protection de l’ordre concurrentiel et, d’autre part, la protection des droits fondamentaux —, permettent aux acteurs économiques de porter atteinte à l’efficacité administrative de la politique de la concurrence en droit de l’Union. J’ai conclu cette étude en faisant le constat selon lequel, dans l’hypothèse d’une future adhésion — désormais compromise — de l’Union à la CESDH, il n’était pas sûr que les droits de l’homme pourraient, dans tous les cas, constituer un frein à l’expansion du libre marché. Enfin, cet article prend acte d’une tendance lourde en droit économique : alors que plusieurs acteurs économiques poussent vers une dépénalisation législative croissante du droit des affaires en invoquant le bénéfice lié à leur statut juridique d’entreprises, ces mêmes acteurs économiques n’hésitent pas à vouloir être assimilés à des personnes physiques devant les juges lorsqu’il est question d’enquête visant à leur infliger des sanctions pécuniaires. S’il devait perdurer, l’invocation de ce double registre réduirait d’autant l’effectivité des politiques publiques en droit économique, en particulier en droit de la concurrence.
Origine | Accord explicite pour ce dépôt |
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