La catégorie de terrain dans une sociologie des intellectuels : la critique de l'École de Francfort par Bourdieu
Abstract
Afin de penser les continuités et divergences entre sociologie critique et philosophie critique, l'analyse de la valeur heuristique du terrain paraît essentielle dans une lecture croisée de Bourdieu et de l'École de Francfort, notamment du fait de leur intérêt commun en vue de l'édification d'une science sociale interdisciplinaire. C'est pourtant dans la discussion de ce rapport entre le théoricien et sa disposition de terrain que Bourdieu se montre le plus explicitement critique à l'égard de l'École de Francfort ; bien qu'il reconnaisse avec les Francfortois des « affinités évidentes », il dénonce « l'aristocratisme de cette critique globalisante », cherchant à « ne pas se salir les mains dans la cuisine de la recherche empirique » (Choses dites, p.30). Le terrain devient le lieu d'une distinction propre au scientifique, qui définit la spécificité de son activité par rapport à celle du philosophe, qui ne parvient pas à s'approprier pleinement cet espace, encore chasse gardée de l'individu de science.
Les réalités plurielles que recouvre ce terme de 'terrain' participent à rendre la critique bourdieusienne troublante, puisque la Théorie critique a explicitement souhaité penser son activité comme étant celle d'une implication plus directe et immédiate dans la recherche sociologique elle-même, ne souhaitant pas se contenter d'une science sociale 'de seconde main'. Dès les années 1930, Horkheimer appelle ainsi à mener au sein de l'Institut de recherche sociale des enquêtes empiriques, qui seront notamment réalisées après le départ aux États-Unis des principaux membres. Ces considérations disparates sur la notion de 'terrain' semblent présenter la sociologie critique et la philosophie critique comme étant chacune la mauvaise conscience de son vis-à-vis : face à la spécialisation toujours plus poussée de l'une répondrait l'hybris de la pensée totalisante de l'autre. Dès lors, présenter une réflexion sur la spécificité de l'usage du terrain dans la sociologie des intellectuels de Bourdieu et la comparer à la réflexion de la Théorie critique sur cette catégorie de l'intelligentsia permet de poser la question suivante : comment résorber, entre sociologie critique et philosophie sociale critique, la dissension entre l'hégémonie surplombante du théoricien l'empêchant de discerner la 'réalité de terrain', et la surspécialisation du scientifique, le contraignant à refuser par principe toute 'prise de hauteur' sur ce même terrain ?
Proposer une lecture nuancée et critique du rapport de Francfort à la catégorie de terrain, mise en regard avec les considérations de Bourdieu sur le terrain d'une sociologie des intellectuels, permettrait ainsi de penser une actualité de cette interdisciplinarité souhaitée par l'ensemble des parties concernées, mais théorisée selon des modalités radicalement différentes. Le terrain doit-il demeurer une réalité seconde, subordonnée à l'intuition première et cardinale du philosophe, ou doit-il être pensé comme l'élément primaire de toute recherche sur le social, en particulier lors de la détermination du statut des intellectuels, et donc de l'énonciation de ce métadiscours ? C'est à ce titre que la réflexion bourdieusienne, qui vise à outrepasser la dichotomie usuelle objectivisme/subjectivisme, pourra également se tourner vers un dialogue à ouvrir avec les épistémologies du point de vue, dans une perspective de construction d'un « intellectuel collectif ».