QR code céleste
Abstract
Pour dompter le chaos des puissances cosmo-telluriques, il n’y a pas mieux qu’une armée de fonctionnaires divins. L’appareillage d’ampleur cosmique décrit par Binqi Cui est la meilleure preuve que la bureaucratie peut atteindre une échelle sublime et s’étendre jusqu’au ciel, à condition de trouver le bon dosage entre parties visibles et invisibles. La bureaucratie céleste chinoise se donne à voir en apparence comme une sorte de branchement virtuel opéré dans la continuité de la bureaucratie ordinaire, même si nul ne peut dire si c’est la bureaucratie céleste qui joue à être une bureaucratie ordinaire ou l’inverse. Elle possède d’étranges rouages, notamment un fourneau céleste. Le feu, l’ennemi des archives, est ici transmué en partenaire indispensable des fonctionnaires divins. Le système possède par ailleurs un autre rouage essentiel : un système de codage des désirs. Inutile de dire que sans cela, la bureaucratie céleste n’existerait même pas : parce qu’il y a afflux de demandes adressées aux dieux, il faut en assurer la gestion, grâce à un code couleur et, aujourd’hui, d’un code QR par pèlerin. La source d’inspiration que la bureaucratie céleste chinoise pourrait constituer pour déverrouiller l’imagination technocratique n’est pas aisée à cerner. En faisant disparaître les vœux des pèlerins, elle indique une autre voie à l’archivage infini des données. Elle se livre en même temps à un drôle de jeu avec le désir. La bureaucratie céleste n’est constituée que de cela : désir d’obtenir des choses du ciel, d’adorer ses morts, de vivre en harmonie avec ses dieux. C’est l’intérêt du geste opéré par Carmen Ayala et Binqi Cui, que de nous montrer que toute bureaucratie, d’ici ou d’ailleurs, ne devient céleste qu’à partir du moment où elle nous renvoie dans toute sa pureté à notre désir. Désir d’obtenir des choses du ciel qui devient désir d’organiser cette obtention puis finalement désir d’une organisation. Et c’est l’intelligence des moines chinois que d’avoir réalisé que seul le feu avait le pouvoir de sublimer cette opération. La bureaucratie céleste est un rêve, celui d’une bureaucratie qui se rêve elle-même dans la plus stricte efficacité. Une fois le vœu transmis et détruit, la fumée fait son travail, sans qu’aucune débauche supplémentaire d’organisation soit nécessaire. À une époque où il n’y a de bureaucratie que matérielle, gestion de paperasseries ou de masses de données dont il faut organiser la pérennité, à ne plus savoir qu’en faire, la bureaucratie céleste chinoise, centrée autour d’un fourneau qui organise la disparition des choses, a tout d’un contre-modèle.
Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS